
L'impact écologique du design genré

De la création du produit à sa communication, bon nombre de designers s’appuient sur le masculin ou le féminin pour façonner l’identité d’une marque. Une effluve qui s’invite jusque dans le design écoresponsable ! Problème : ce n’est pas sans impact sur nos sociétés et sur la planète.
Ils sont partout sur nos écrans, dans nos conversations, au boulot et jusque dans nos foyers : les stéréotypes de genre. Ainsi tout le monde le sait : la masculinité, c’est une affaire de dur à cuire. N’en déplaise aux détracteurs des barbecues, l’homme est un aventurier, fort, ténébreux, sportif et sans attaches. Un Bad boy à ses heures, qui n’est pas là pour enfiler des perles. Tempêtueux, dynamique, il n’a pas froid aux yeux et il dompte la nature comme personne. Son pouvoir est décuplé grâce à la technologie, à son ingéniosité et à sa rigueur hors pairs. Compétiteur, il fait face à tous les dangers sans crainte. Et s’il a le pouvoir de transcender toutes les difficultés, c’est pour mieux en récolter les fruits : pouvoir, succès, argent… et femmes bien sûr !
Les femmes, justement : elles, elles sont à l’aise dans la sphère domestique. Ce sont les reines du foyer, de la cuisine et du ménage. Des mères douces et aimantes, tournées vers les autres, et dans la relation. Belles, soigneuses, fragiles, parfois ingénues, parfois «fatales», souvent dépensières et superficielles… Elles n’ont pas toujours la vie facile, mais hé ! « Qui aime bien châtie bien » et puis après tout « Il faut souffrir pour être belle ».
Telles sont les représentations sociales de genre que notre inconscient collectif a parfaitement intégré. Elles opposent les individus en deux catégories bien distinctes : le féminin d’un côté, et de l’autre, le masculin. Le marketing en a fait son affaire depuis des années, et surfe sur ces stéréotypes pour vendre des produits. Comment ? Et avec quels impacts ? C’est ce que nous allons voir dans cet article.
Le design produit
Le genre à la racine

Les stéréotypes de genre s’enracinent très souvent dès la première étape d’idéation du produit, durant la phase de conception. On dit alors que le produit est genré « by design », c’est-à-dire qu’il est le reflet d’une intention de ses concepteurs, qui ont cherché à l’orienter dès sa naissance vers l’homme ou la femme.
Ce choix est rarement le fruit du hasard. En fait, il fait même partie intégrante du déroulé classique de la création d’un produit aujourd’hui : en s’appuyant sur des études comportementales et des statistiques d’achat, en analysant les débouchés économiques du marché, l’entreprise va décider d’orienter son produit ou son service vers un public.
La création du persona est alors une étape cruciale. À partir de données récoltées (elles-mêmes genrées) et de leurs représentations culturelles, les concepteurs vont imaginer, sous des traits humains, leur client.e idéal.e. Le but de l’exercice ? Pouvoir anticiper ses besoins et adapter leur produit en fonction.
« Le gender marketing tire parti des recherches sur le genre pour orienter la vente de biens ou de services vers le sexe et/ou l’identité de genre du public ciblé – les hommes ou les femmes – avec l’espoir de pouvoir doubler les profits. »
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Kévin Bideaux, dans « Gender marketing », 2023
On n’est alors pas surpris de voir se multiplier les poches dans les vêtements pour hommes, taillés pour l’aventure et l’action. Et de voir les lignes des rasoirs affinées pour tenir dans les « petites mains » de femmes, car considérées comme plus fragiles. C’est d’ailleurs ainsi que le stéréotype s’ancre dans les caractéristiques mêmes du produit. Et qu’il en ressort finalement renforcé. Produits plus fragiles, matières légères, douces, lignes fines et fluides, parfums floraux ou fruités pour les femmes douces et délicates. Produits robustes, matériaux solides, rugueux, finition mat, lignes dures, senteurs fraiches, marines ou boisées pour les hommes forts et puissants.
L'identité visuelle
Une palette de clichés

Au-delà des caractéristiques du produit, le choix des couleurs et plus globalement de l’identité visuelle va considérablement influencer la perception du genre de la marque. Les études sur le design ont prouvé que les couleurs que nous percevons influencent nos pensées et nos émotions. C’est pourquoi les designers graphiques se réfèrent très souvent à la « psychologie des couleurs » pour faire leurs choix colorimétriques.
Problème : en matière de marketing genré, les émotions ne sont jamais neutres. L’utilisation de couleurs dites « calmes », « apaisantes » ou « chaleureuses » (rose, mauve, tons pastels…) sont majoritairement assimilées à des univers féminins. Alors que les couleurs plus sombres (marine, noir, gris…), puissantes ou énergisantes (orange, rouge…) sont rattachées au masculin.
Le choix de la palette révèle ainsi de nombreuses évocations et symboles, au service des stéréotypes. Derrière un simple noir ou un gris se cache l’image du reflet froid du métal, qui rappelle la technologie – un sujet qui demeure, dans l’imaginaire collectif, l’apanage des hommes. A contrario, l’utilisation du Rose – couleur représentée comme féminine par excellence – évoque le monde floral, la nature et la fragilité. Cerise sur le gâteau : selon une expérience d’Alexander Schauss, il a aussi pour effet de réduire le rythme cardiaque, la pression sanguine et les pulsations. « [Le Rose] est une couleur tranquillisante qui sape votre énergie et réduit l’agressivité ». De là à dire que les femmes ne doivent pas faire de vagues, il n’y a qu’un pas !
Les exemples qui entretiennent ce cercle vicieux ne manquent pas, y compris parmi les marques au positionnement plus écologiques. Horace, marque de cosmétique naturel, a par exemple pris le parti de cibler les hommes, et seulement les hommes. Elle n’hésite pas, pour le faire comprendre, à utiliser le bleu marine, une couleur qui rappelle l’océan, et qui demeure très répandue dans les univers dits « masculins » (comme dans Le BLEU de Chanel).
Mais les couleurs ne sont pas les seuls signes visuels qui genrent une identité. Les formes, les typographies de la charte graphique sont, elles aussi, imprégnées de nos représentations sociales. Sont ainsi perçues comme féminines les formes rondes, en courbes, les lignes fines, douces et complexes, à l’image de ce qu’on veut voir du corps de la femme. Alors que du côté des hommes, ce sont les formes droites, strictes, les lignes dures, les typographies à la graisse épaisse qui dominent. Autrement dit, chez ces messieurs, tout est une affaire de rigueur, de force, de puissance… Bref, de Superman moderne.
L'iconographie
Une image vaut mieux que mille mots

Le produit créé, l’identité validée, il reste au designer à décliner l’univers
de marque du produit sur des supports de communication. L’iconographie se révèle alors décisive pour orienter vers un genre.
Tout commence par le choix du modèle : femme ou homme, celle ou celui qui figure sur les photos ou les vidéos de communication dit forcément quelque chose de l’utilisateur.rice présupposé.e du produit. Iel sert de repère et permet aux futur.es client.es de s’identifier.
Ainsi, lorsqu’une marque – si écologique ou zéro déchet qu’elle soit – choisit d’illustrer son produit nettoyant avec une main, un corps ou un visage féminin, elle renforce le stéréotype de la femme « domestique » au lieu de le combattre.
Plus insidieux encore, mais tout aussi problématique : les postures des modèles. La façon dont les corps vont s’approprier, utiliser le produit peuvent rapidement verser dans le sexisme. C’est ainsi que les mannequins femmes, associées au calme et à la passivité, sont souvent hyper sexualisées et montrées dans des poses lascives, là où les hommes, eux, sont plutôt photographiés dans l’action, le regard avide d’aventure. Un constat qui se vérifie dans les visuels de la marque de mode responsable Asphalte, dont la plupart des pièces sont unisexes. Pourtant, pour un même produit, on retombe parfois dans les mêmes travers : d’un côté des visuels d’hommes dans l’action (en randonnée, naviguant sur un voilier…) , et de l’autre, des femmes alanguies dans un canapé, magazine en main, ou devant la maison. Vous avez dit cliché ?
Pour les marques, il n’y a pas de fatalité. Le choix de l’iconographie peut être orienté facilement sur les shooting photos ou vidéo grâce à une direction artistique inclusive et attentive au biais de genre.
En revanche, il est bien plus difficile de trouver des illustrations non-genrées lorsqu’on est contraint de faire avec l’existant et d’écumer les offres de banques d’images libres de droit. Combien de femmes, en brassière de sport, la poitrine en avant et le postérieur bombé vers l’arrière, se retrouvent ainsi figées sur un vélo ? Et pour combien d’hommes tenant fermement un VTT sur un chemin accidenté ? La séparation des genres sur des banques d’images libres de droit, comme Unsplash ou Pexel, est criante.
L'éthique dans le design : une question écologique

On pense souvent à tort que le travail de designer n’est qu’une affaire d’esthétique, de « rendre beau ». C’est oublier que toute expérience esthétique est porteuse de sens pour celui qui la vit. Par ses choix de conception, les designers influencent la consommation qui est faite du produit et, in fine, son impact.
L’un des plus évidents est bien sûr celui de l'(in)égalité entre femmes et hommes. En cantonnant les femmes à un éternel second rôle, en faisant peser sur elles toute la sphère domestique, le soin, mais aussi en renforçant les clichés sexistes et en soutenant une forme de virilité toxique, le design peut participer à des processus de domination, largement dénoncés par les féministes.
Certain.es font d’ailleurs un lien direct entre cette domination de l’homme sur la femme, et celle de l’humain sur la nature. La pensée écoféministe dénonce ainsi toute forme d’oppression sur les femmes et le vivant, et milite en faveur d’une revalorisation du lien à la terre et du care. « Les écoféministes proposent de cesser de penser le monde en termes de dualités : corps/esprit, intellect/émotion, homme/femme, humain/nature. Parce que cela découpe et hiérarchise le monde » explique Jeanne Burgart-Goutal, philosophe marseillaise, autrice de Être Écoféministe, théories et pratiques et de ReSister.
Dans ce monde égalitaire, la frontière entre le rose et le bleu comme étant féminin ou masculin n’aurait alors plus de raison d’être. Chaque produit, chaque marque pourrait être saisi de manière équivalente par les deux sexes.
« Il incombe aux hommes d’adopter une consommation masculine pour paraître masculin et, surtout, ne pas consommer de biens ou de services “féminins”. »
Mais la réalité est encore loin du compte. Aujourd’hui, la dualité entre féminin et masculin polarise les identités et segmente les usages. Conséquence : la consommation voit double ! Pour une même utilisation, par exemple faire du vélo, on offrira une bicyclette rose à une fille et un VTT bleu à un garçon.
Mais n’imaginez pas une seconde transmettre le premier au second : ça fait fille !
Kévin Bideaux, docteur en arts et études de genre, et membre du Laboratoire d’Études de Genre et de Sexualité l’explique dans un article consacré au Gender marketing : « La masculinité est une performance homosociale qui se construit au travers de regard approbateurs ou désapprobateurs des autres hommes. Il incombe donc aux hommes d’adopter une consommation masculine pour paraître masculin et, surtout, ne pas consommer de biens ou de services “féminins” ». Le réemploi des produits se retrouve ainsi considérablement limité par le marketing genré.
Ce design genré pose alors un problème environnemental majeur : en doublant les produits, on double aussi l’utilisation des ressources naturelles pour les fabriquer, d’énergie, de transport … et de déchets. A ce sujet, on remarque aussi que les produits genrés féminins sont souvent plus fragiles, plus jetables, et destinés à être renouvelés plus souvent. Résultat : ils finissent plus rapidement à la poubelle. En bref, le marketing genré n’est pas seulement affaire de philosophie, d’identité ou de morale. Il a aussi un impact écologique très concret sur l’environnement et le vivant.

Face à ces constats, les designers – et plus globalement les marketeux-ses – ont un rôle primordial à jouer. Et cela commence déjà par une prise de conscience : le design n’est pas neutre. Il participe à façonner le monde et la société, et il a des impacts éthiques et écologiques réels. Pour les professionnels du métier, l’enjeu est double : d’abord, il s’agit de questionner les automatismes, changer les habitudes et les méthodes, afin d’éviter de renforcer les stéréotypes et d’accentuer les déséquilibres de genre. Mais il y a aussi sans doute – et c’est enthousiasmant – un paradigme à changer et des codes à réinventer. Et qui mieux que des marques écoresponsables pour déconstruire l’héritage du marketing genré ?
Le design d’un produit/une marque joue en effet un rôle fondamental sur nos représentations et nos identités – et ce, dès le plus jeune âge. Les designers ont aujourd’hui entre les mains un formidable pouvoir : celui de pouvoir imposer un imaginaire collectif plus égalitaire et plus sobre, pour aider la société à jeter les diktats féminins ou masculins par dessus bord. A elleux maintenant de s’en saisir !