
Choisir son nom de marque : gare aux stéréotypes de genre

Le marketing est genré ! Vous trouvez qu’on enfonce des portes ouvertes ? Tant mieux, cela veut dire que le sujet trace sa route. Mais si vous croyez que la partie est gagnée, détrompez-vous. Il reste encore beaucoup à faire, y compris dans le secteur de l’écologie. Parmi les choix marketing contestables, celui du nom d’une marque ou d’un produit est rarement cité. Pourtant, si Mademoiselle est bio et Monsieur bricolage, ça n’est pas le fruit du hasard.
Une question sociétale qui infuse partout

En mars 2023, l’Arcom (l’organisme de régulation de la communication en France) se réjouissait des progrès de la représentation des femmes dans l’espace audiovisuel et notamment dans la publicité. Pour autant, les stéréotypes ont encore la peau dure et force est de constater que dans le milieu du marketing et de la communication, on n’a pas beaucoup œuvré pour les déconstruire.
La question du genre est en fait encore très neuve. Le terme de « genre » n’est d’ailleurs utilisé par l’O.N.U. que depuis le Sommet mondial sur la Femme à Pékin en 1995. Pour l’O.N.U., le genre « se réfère aux relations entre hommes et femmes, basées sur des rôles socialement définis, que l’on assigne à l’un ou l’autre ». Une définition aux contours sans doute un peu trop binaires, mais qui a le mérite de poser le fond du problème : celui d’enfermer chacun et chacune dans une représentation sociale et un rôle prédéfini. Le genre donne ainsi lieu à des « stéréotypes », féminin ou masculin, qu’il convient à chacun.e d’entre nous de performer. C’est-à-dire, de faire en sorte de nous construire et d’être reconnu par les autres en fonction de ceux-ci. Problème : en touchant à l’identité des personnes, le genre est cause de nombreux troubles individuels, mais aussi sociétaux. À commencer par la question de l’égalité entre les femmes et les hommes, Objectif de développement durable n°5 de l’ONU.
« Le genre – féminin ou masculin – influence les attitudes et les comportements. »
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Kévin Bideaux, « Gender marketing »
Depuis son invention, le marketing s’est largement appuyé sur le genre pour cibler le.la consommateur.trice et vendre des produits. Il n’a cessé d’alimenter nos imaginaires genrés, en simplifiant à l’extrême, avec des idées toutes prêtes qui guident notre raisonnement et influencent rapidement notre comportement d’achat. Et pour cause : selon le psychologue John A. Bargh de l’Université de Yale, qui a travaillé sur les stéréotypes dans l’inconscient, notre cerveau met moins d’une milliseconde à associer un cliché à une réalité. La recette est donc redoutablement efficace ! À travers des visuels et des mots évocateurs, on fait ainsi du produit un véritable marqueur identitaire.
Quand le genre souffle le chaud et le froid

Connaissez-vous le « modèle du contenu stéréotypé » (ou SCM en bon anglais) ? Imaginée en 2002, cette théorie est portée par Susan Fiske, professeure à Princeton. Elle est à l’origine de la notion de sexisme ambivalent, qui explique l’interdépendance des genres et la prévalence (culturelle, sociologique, financière, psychologique) du masculin sur le féminin.
Elle décrit la manière dont les stéréotypes sont traités dans nos cerveaux, divisant notre approche en deux : la chaleur et la compétence. La notion de chaleur, fait écho à la douceur, l’empathie, la générosité et elle est assimilée à une forme de faiblesse. La notion de compétence, elle, renvoie plutôt à la compétition, au rendement et à l’efficacité, et elle est assimilée à la réussite.
« La dimension de chaleur représente les caractéristiques de gentillesse et de générosité de la marque ou du produit tandis que l’autre dimension, la compétence, va se référer plutôt au rendement de la marque et à son efficacité. »
Or, lorsqu’on se penche sur la question du genre dans le marketing, on se rend compte que la notion de chaleur se rapporte le plus souvent à des attitudes ou produits genrés féminins. Et la compétence, au genre masculin.
Ledit « genre masculin » est envisagé comme un genre neutre, car il est assimilé à la norme dans notre société, au modèle à suivre. Ainsi ce qui est estampillé masculin peut être aujourd’hui porté, apprécié, acheté par une femme. Mais l’inverse n’est pas vrai. Ce qui est marqueté féminin est considéré comme particulier donc très stéréotypé, souvent hypersexualisé. Et ne peut donc être adopté par un homme, sans qu’il n’y perdre – au yeux de la société – son identité de genre, à savoir sa masculinité.
Dis moi comment tu t'appelles et je te dirai qui tu es

Ces biais de genre, on peut les voir à l’œil nu : le rose et le bleu, les femmes alanguies dans les publicités… Mais est-ce qu’on les retrouve ailleurs ? Par exemple, dans le nom d’un produit ?
C’est la question que s’est posé Romain Henet, étudiant à la Louvain School of Management dans son mémoire sur L’influence du genre du nom d’un produit sur la perception des consommateurs.
Pour mettre à l’épreuve sa théorie, il a imaginé une expérience : il a proposé à un panel de personnes d’observer une image la plus neutre possible d’une automobile. Un produit dont on sait que les noms des modèles sont souvent féminisés (Mégane, Clio ou Ghulietta…). L’image de la voiture a été assortie d’un nom : « La Tigura » pour certains membres du panel, et « Le Tiguro » pour d’autres.
Cette première étude a ainsi fait ressortir quels sont les attributs du produit ressentis comme féminins (lignes arrondies, voitures sécurisées, citadines, électriques ou hybrides, aide à la conduite…) ou masculins (lignes sportives, pick-up, technologie de pointe, rapidité, utilitaires…). Ce genre « masculin » étant considéré comme neutre, le nom « Le Tiguro » ne présentait aucune caractéristique particulière pour les personnes interrogées. En revanche, le même modèle, présenté comme s’appelant « La Tigura » prenait soudainement les attributs féminins et était décrit comme une voiture de type citadine.
Avec des noms de marques évocateurs, on fait alors du produit un véritable marqueur identitaire. Car « Si on ne naît pas femme mais qu’on le devient, force est de constater que de nos jours, on devient femme – et homme – en partie par la consommation. » explique le chercheur Kévin Bideaux du Laboratoire d’étude des genres et de la sexualité. En jouant sur la signification du mot, sa symbolique et sa sonorité, ce simple choix de mot, le nom de marque, devient ainsi l’étendard de la féminité ou de la masculinité de son utilisateur.
Prendre soin de la planète, une affaire de femmes ?

Vous allez nous dire : quel rapport avec l’écologie ? C’est vrai que l’industrie automobile ne brille pas par son attachement à l’égalité. Voilà même un secteur particulièrement attaché à un modèle patriarcal, et dont les militants d’un monde plus juste souhaiteraient plutôt s’éloigner.
Et pourtant, les marques dites « écologiques » ne sont pas exemptes de ces biais. Parfois malgré elles, mais parfois aussi à dessein (pour séduire un plus large public), elles utilisent aussi des codes genrés, cantonnant par exemple le féminin au domestique, au bien-être et à la douceur.
Résultat : dans la vie quotidienne, les petits gestes écolo reposent majoritairement sur les femmes, ajoutant l’écologie à la liste de leur charge mentale. Dans les domaines liés à la consommation, à la maison (l’hygiène, le zéro déchet…), au soin ou au bien-être, le biais de genre se manifeste clairement : ils sont très souvent féminisés. En cosmétique par exemple, il n’est pas rare de trouver des noms de marques ou de produits finissant par un « A » ou un « I » (comme « Lamazuna » ou « Kolibri »), qui évoquent le féminin, ou bien se conjuguant au féminin comme « La provençale ».
Du côté de l’alimentation du foyer, même constat : les noms à consonance féminine sont très répandus. Par exemple, à ses débuts, la marque de pâte à tartiner engagée Papa Outang s’appelait « Maman Outang ». Pour Thibaut Manant, le cofondateur de la marque et ex-consultant en marketing, le mot « Maman » reposait sur la notion de famille : « dans l’imaginaire collectif, « Maman », c’est le soin, la protection, c’est aussi la nature… ça porte les valeurs de notre marque, engagée dans la protection des orang-outangs et contre la déforestation liée à l’huile de palme ». De son point de vue, ce naming de marque n’était « pas forcément lié au genre »… Vraiment ?
Le nom initial a finalement été abandonné suite aux pressions d’un grand industriel qui le trouvait trop proche du sien (on vous laisse deviner qui). Et c’est ainsi que Maman Outang est devenue « Papa Outang ». Le hasard ici a peut-être bien fait les choses.
« Les femmes sont les premières actrices de la lutte contre le changement climatique, mais elles sont peu présentes dans les espaces de décision. »
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Rapport « Vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes »
L'égalité : un enjeu de développement durable

L’histoire de Maman/Papa Outang est très parlante car elle fait ressortir une chose importante.
Son fondateur, Thibaut Manant, comme beaucoup de professionnels du marketing, est sincère : il n’a pas cherché à « genrer » son produit. Mais ce qu’il décrit de l’imaginaire collectif repose sur des stéréotypes de genre, que nous avons tous tellement intégrés que nous avons du mal à les déceler. Au point, parfois, de les alimenter, malgré nous.
En changeant de nom, Papa Outang n’a pas changé de stratégie marketing. L’univers visuel est resté le même, le vocabulaire aussi. La mascotte continue de rendre plus ludique et léger l’engagement et le militantisme que porte la marque. « Papa porte le même message que Maman. Ce sont les parents qui protègent, pas juste la maman. Papa aussi renvoie au cocon familial », explique Thibaut Manant.
Peut-être. Pourtant il n’y a pas si longtemps, le mot « Papa » n’aurait pas porté le même symbole. La société évolue et questionne les stéréotypes sur lesquels s’appuie le marketing genré. Jusqu’à présent, le marketing suit ces évolutions ; peut-être pourrait-il, à l’avenir, les précéder ?